La vie professionnelle

La Société Française Radioélectrique

par Jacques RIETHMULLER


     Au cours de ma dernière année de laboratoire, 1935, je cherchais activement à entrer dans une vraie vie professionnelle. Mais ce ne fut pas si facile parce que je voulais travailler dans le domaine de la T.S.F. qui était vraiment ce qui me plaisait plus que tout. Et mon diplôme était un diplôme d'ingénieur chimiste. Il n'a donc pas été très facile de trouver une porte d'entrée, d'autant que le travail était assez rare, un peu comme maintenant. L'Europe n'était pas encore guérie du contrecoup de la dépression américaine de 1929, 1930.
     Je frappai donc en vain à un certain nombre de portes. Et finalement, quelle fut ma joie quand mon père, par des relations fort inattendues, me signala qu'il avait pu m'obtenir un entretien avec M. Maurice Ponte, Directeur de la Société Française Radioélectrique, dont l'usine était située rue Greffuhle à Levallois-Perret. C'est cette usine qui avait fabriqué les postes Radiola. Avant les années trente, ce site hébergeait également l'émetteur à ondes longues de Radiola, dont les programmes, avec le célèbre Radiolo, faisaient déjà nos délices au temps d'Angicourt.
     Cette usine était un vaste ensemble de bâtiments, disposés autour d'une cour centrale. Au temps où je l'ai connue, il subsistait encore un des deux pylones, qui avaient porté l'antenne en nappe de l'émetteur Radiola. Cet émetteur avait été déplacé, probablement parce qu'un émetteur de grande puissance crée beaucoup trop de nuisances dans un milieu urbain dense.

     A l'époque de notre premier contact, M. Maurice Ponte, qui était un très brillant chercheur universitaire transformé en directeur suivant la détestable habitude française, possédait déjà, bien qu'étant jeune, cette autorité naturelle qui faisait qu'auprès de lui tout le monde se sentait petit garçon. Pour moi, c'était encore pire car j'étais tout débutant.
     Monsieur Ponte avait devant lui mon Curriculum Vitae. Il me dit :
     "Vous êtes ingénieur chimiste ?
- Oui, monsieur le Directeur, avais-je répondu, mais je me suis racheté. J'ai fait beaucoup de T.S.F., et construit beaucoup de postes et de dispositifs semblables. J'ai même fait osciller un magnétron."
Je ne manquai pas de lui signaler ma très brève expérience avec un magnétron, parce que je savais qu'il s'était illustré dans ce domaine quelques années auparavant.
     Monsieur Ponte me regarda et me dit :
"Pourquoi racheté ? C'est très intéressant la Chimie ! D'ailleurs, si je vous engage, c'est comme chimiste."
     Je fus bien entendu, vivement déçu par cette annonce, mais ma déception fut tempérée d'abord par la promesse d'un revenu régulier dont nous avions bien besoin, et puis par la pensée que je mettais un pied dans la plus importante société française de T.S.F.

               Le Service Contrôle du Département Lampes
     Je fus donc affecté comme chimiste au service contrôle du département lampes, service contrôle qu'on venait tout juste de constituer. Et j'entrai en fonctions le 6 janvier 1936. Le service contrôle du département lampes, qui ne comprenait que quelques personnes, était dirigé par un Lituanien que l'on appelait simplement Monsieur Max parce que son nom de famille avait une consonance trop risible en français. A l'époque, la Société Française Radioélectrique comprenait, dans ses cadres supérieurs, un assez fort pourcentage de russes blancs ou assimilés qui avaient fui la révolution de 1917. J'ai connu ainsi un Martinov, deux Popov, un Bernardi , russe malgré son nom italien, qui m'a raconté beaucoup de souvenirs de Russie. C'était fort intéressant.
     Comme il y avait très peu de personnel au service contrôle, nous faisions un peu tous les genres de travail, et au début, j'ai fait plus de contrôles mécaniques que chimiques. Pour comprendre un peu le genre de vérifications que l'on pouvait demander au service contrôle, il faut expliquer un peu le genre de lampes que fabriquait le département lampes de la S.F.R. A l'époque, c'étaient exclusivement des lampes d'émission. Les lampes de réception professionnelles ne furent fabriquées par la S.F.R. que beaucoup plus tard, lors de l'apparition des lampes type Miniature et Noval, mais n'anticipons pas.
     La S.F.R. fabriquait donc des lampes d'émission qui étaient réparties en deux catégories ; les lampes en verre, et les lampes en cuivre. Les lampes en verre, cela n'étonne personne . Je dirai un peu plus loin quelques mots sur les lampes en cuivre.
     Les vérifications que l'on attendait de nous étaient d'abord des vérifications mécaniques. Dans les lampes en verre, des tiges de Molybdène supportaient toute la structure de la lampe. Il y avait des filaments de Tungstène, et il y eut aussi des filaments en Nickel recouverts d'oxydes. Toutes ces pièces devaient avoir des cotes très précises. Pour les filaments, qu'ils soient de Tungstène ou de Nickel, c'est évident, pour respecter le cahier des charges des conditions de chauffage.
     Pour les tiges de Molybdène, elles devaient passer dans des entretoises isolantes, donc présenter des diamètres assez rigoureux pour passer comme il faut dans les trous et ne pas godailler. Les tiges, devant servir d'amenée de courant, avaient une exigence supplémentaire ; elles devaient être rigoureusement exemptes de pailles. En effet, une paille aurait mis en communication l'air extérieur avec le vide de l'ampoule et aurait détruit ce vide.
     Nous devions donc vérifier aussi les cotes des entretoises, leurs dimensions influant directement sur les caractéristiques des lampes. Les entretoises étaient en mica pour des lampes de petite puissance, ou en céramique pour des lampes de puissance plus grande. Cesentretoises céramique posaient davantage de problèmes parce qu'elles étaient usinées dans de la stéatite crue ( minéral qui, pulvérisé, donne le talc ), en tenant compte du retrait que subirait cette stéatite lors de sa cuisson. Or le retrait d'une céramique n'est pas une chose rigoureusement prévisible, et il fallait contrôler les entretoises pour l'exactitude des emplacements des trous devant laisser passer les tiges, pour l'exactitude du diamètre de ces trous et enfin pour la planéité de ces pièces, dont un assez grand nombre était rejeté au contrôle.

               Les Lampes en cuivre.
     Les lampes en cuivre n'étaient évidemment pas entièrement en cuivre, mais elles avaient une énorme anode taillée dans une grosse bille de cuivre, et raccordée à une ampoule en verre, qui supportait les arrivées de courant du filament et de la grille
( Figure ci-contre ).   

  
     L'anode était destinée à être immergée dans une chemise parcourue par un courant d'eau et les amenées de courant filament étaient également refroidies par circulation d'eau
     Les lampes en cuivre furent le fleuron de la S.F.R. pendant de nombreuses années. Et tous les postes de radiodiffusion de grande puissance, les postes de 500 kilowatts ou davantage, furent équipés de lampes en cuivre, très fréquemment S.F.R.
     Jusqu'au jour où, à la société Thomson, quelqu'un pensa que, si un gramme d'eau, passant de 20 à 95 degrés entraîne 75 calories, le même gramme d'eau, en s'évaporant, entraîne 537 calories et qu'il était bien dommage de ne pas exploiter ce fait. Cela, bien entendu, on le savait aussi à la SFR, mais on évitait soigneusement d'atteindre l'ébullition, car les bulles de vapeur empêchaient un bon contact thermique entre le cuivre et l'eau.Pour contrer cet inconvénient, les ingénieurs de Thomson torturèrent la srface externe de l'anode, qui finit par devenir un hybride entre un ananas géant et un chapiteau corinthien.
     Ainsi naquit le Vapotron, qui permit de faire des lampes plus petites, nécessitant une installation de refroidissement moins importante, et tout aussi performantes .
     Mais nous en sommes encore fort loin et les lampes en cuivre étaient une des grandes spécialités de la S.F.R.
     Puisque nous sommes sur ce sujet, je vais rapporter une anecdote amusante qui me fut racontée, dans mes débuts, par un contremaître, "blanchi sous le harnais" , qui était là depuis longtemps et qui avait assisté au début des lampes en cuivre. La première application fut d'équiper l'émetteur de Radiola, qui se trouvait à ce moment dans l'usine de la rue Greffuhle, avec sa vaste antenne entre les deux pylônes, au-dessus des bâtiments.
     On devait procéder à l'inauguration de cet émetteur. Tout avait été prévu, les officiels étaient là, et on avait même demandé à Marthe Chenal, l'incontournable spécialiste de la Marseillaise, de venir chanter l'hymne national au moment voulu. Tout semblait se dérouler assez bien.    
     Et, tout à coup, une double catastrophe vint compromettre le déroulement de la soirée : la pompe de refroidissement des anodes en cuivre tomba en panne, et d'un autre côté, Marthe Chenal ayant quelque peu abusé des boissons du buffet, était parfaitement ivre.
     Heureusement le remède était simple et le même dans les deux cas. Un seau d'eau sur les anodes ! Un seau d'eau sur Marthe Chenal !

 
     Pour les lampes en cuivre, il y avait les mêmes vérifications sur les tiges, supportant par exemple la grille, et les entretoises, toujours en céramique, mais il y avait, en outre, des vérifications sur la qualité du cuivre des anodes. Il fallait que ce métal soit très pur, particulièrement exempt d'arsenic, de plomb, de cadmium, et aussi comportant très peu d'inclusion d'oxydule ( oxyde cuivreux ). Car la jonction entre l'anode de cuivre et le ballon de verre supportant le filament et la grille, était faite simplement en amincissant le bord de l'anode, massive dans le reste de son étendue, jusque au point où il se prêtait, sans faire casser le verre, ni se fissurer lui-même, aux différences considérables de dilatation entre le verre de l'ampoule et le cuivre. C'était une technique très délicate, et les ouvriers qui usinaient le bord à enrober ensuite de verre, devaient être particulièrement habiles. Les passages de filament devant être refroidis par circulation d'eau étaient constitués de tiges de Molybdène creusées d'un canal axial.

     L'industrie est en général bien en avance sur l'enseignement. J'en ai eu la preuve dans les premiers jours de mon entrée en fonctions. On me fit bien entendu visiter l'ensemble du Département Lampes. Dans un grand hall se tenait la mécanique, c'est-à-dire là où l'on préparait les tiges d'amenée de courant, on enroulait les grilles, on emboutissait les plaques, on les sertissait, etc...
     Avisant un compagnon qui était en train de forer un trou axial dans une barre de métal, il me sembla que ce métal n'était pas de l'acier. L'allure des copeaux n'était pas celle qu'on aurait pu attendre, pourtant le métal était gris fer. La barre avait une bonne dimension et c'était vraiment du métal usinable.
     Alors je demandai au compagnon :
" Qu'est-ce c'est que vous usinez là ?
- C'est du Molybdène. "
A l'institut de chimie, j'avais utilisé le livre de Pascal ( Chimie minérale ) qui était le dernier cri en la matière. A l'article " Molybdène ", j'avais lu : "On a pu obtenir du Molybdène métallique sous forme de poudre" ( je cite de mémoire). Et dans l'industrie il était déjà sous forme de barres métalliques bien solides, de tiges de divers diamètres rectifiées à la meule, etc…

               Vérifications mécaniques.
     Revenons à des choses plus sérieuses. Comme je l'ai indiqué plus haut, je dus, au début, faire beaucoup de vérifications mécaniques, au pied à coulisse et, pour les filaments, au palmer. On vérifiait aussi soigneusement l'aspect des tiges qui devaient servir de passage à travers les pieds en verre, et la qualité des enrobages. Car les tiges devant servir d'amenée de courant étaient généralement fournies par des sous-traitants sous forme complète, c'est-à-dire la tige elle-même en Molybdène, avec une brasure spéciale la raccordant à une tresse souple, qui serait soudée plus tard au plot d'amenée du courant dans le culot.
          Elles étaient souvent pré-enrobées, soit par le fournisseur, soit par les verriers de la S.F.R. ; c'est-à-dire qu'on avait déjà déposé une couche de verre, à l'endroit qui serait fondu dans le pied. Bien entendu, le verre se soudant au Molybdène n'est pas du verre ordinaire. C'est un verre spécial, au coefficient de dilatation ajusté. On examinait au microscope binoculaire la qualité des enrobages. Il ne fallait pas qu'il y ait de bulles, de failles, etc...
     Au bout de quelques mois, le service contrôle s'étant enrichi des quelques ouvrières, elles me déchargèrent en grande partie des contrôles mécaniques et visuels, et aussi d'un contrôle que je n'ai pas encore mentionné : le contrôle des pieds de lampes ( en verre ) au polariscope.
     En effet, les pieds étaient fabriqués, soit pincés à plat, soit pincés en croix, par des verriers, sur des machines avec les tiges déjà pré-enrobées et un cylindre de verre évasé à la base, pour pouvoir se souder ensuite au ballon de la lampe. On chauffait tout cela à la hauteur des enrobages et quand c'était suffisamment ramolli , on déclenchait un mécanisme qui pinçait le pied, soit à plat, soit en croix, les tiges étant maintenues au bon écartement, à la bonne position, par tout un système mécanique, spécial pour chaque type de lampe.
     Les pieds étaient ensuite mis dans des étuves pour être recuits, et perdre, au moins en grande partie, leurs tensions internes. Bien qu'en principe les dilatations du verre et du métal soient accordées, c'est quand même un endroit délicat.
     Avant de monter une lampe sur le pied, on examinait celui-ci en lumière blanche polarisée. La lumière blanche polarisée, examinée à travers un analyseur adéquat, garde sa couleur normale lorsqu'elle traverse un milieu homogène, mais elle prend des couleurs irisées si elle traverse un milieu qui est non homogène. Les tensions mécaniques dans le verre créent précisément ces inhomogénéités, et apparaissent sous forme de couleurs irisées. Alors, comme il y a toujours quelques tensions résiduelles, il faut apprécier ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas. C'est une question d'expérience, et on élimine ainsi les pieds qui auraient trop de risques.

     Au point de vue chimie proprement dite, j'en fis assez peu parce que les analyses chimiques étaient trop peu sensibles pour déceler facilement les traces d'arsenic, de plomb ou de cadmium qui pouvaient se trouver dans le cuivre, d'autre part, elles ne décelaient pas la présence de l'oxydule ( oxyde cuivreux ).

               Analyses spectrographiques.
     Pour les recherches d'impuretés, il s'avéra rapidement qu'une méthode spectrographique serait bien préférable aux analyses chimiques.
     Heureusement, on retrouva dans un sous-sol un spectrographe Féry travaillant dans l'ultraviolet avec lentille de quartz et prisme de quartz, qui nous permit de faire des recherches très précises sur les impuretés des métaux. Il avait la particularité d'étaler son spectre sur une surface courbe. On était donc amené à courber la plaque photographique, étroite et allongée.
     La société Lumière nous fournissait des plaques en verre très mince, revêtues de l'émulsion Micro à grain extrêmement fin, et ces plaques se courbaient sans problème dans le fond du porte plaque muni d'une contre plaque flexible et de ressorts de pression. Et avec ces plaques cela se passait très bien.
     Plus tard lors de la guerre, la société Lumière refusa de continuer à nous fournir ces plaques. Nous nous adressâmes alors à la société Guilleminot qui nous fournit le même genre de plaques.
     Mais les plaques Guilleminot étaient sensiblement plus épaisses que les plaques Lumière. Et là, nous constatâmes quelque chose de très curieux. Si l'on mettait la plaque Guilleminot dans le porte plaque, que l'on impressionne tous les spectres qu'elle pouvait contenir et qu'on la ressorte de là pour la développer, tout allait bien.
     Par contre, si on la laissait dans le porte plaque du spectrographe, avec l'intention de continuer le travail le lendemain, on retrouvait trois ou quatre morceaux de plaque. Le verre acceptait la déformation momentanée mais cassait si on prolongeait l'effort. On pourrait croire le contraire, mais c'était ainsi.

     L'examen spectrographique fut étendu systématiquement à toutes les billes de cuivre qui arrivaient, et dans lesquelles on usinait ensuite les anodes des lampes en cuivre. Pour cela, on détachait au burin deux copeaux assez massifs sur le bord de la bille, à un endroit où ça ne gênait pas pour l'usinage ultérieur.
     J'ai déjà bousculé la stricte chronologie, puisque j'ai évoqué le temps de guerre ; je vais continuer pour en finir avec les examens spécifiquement " contrôle " .
     J'avais adapté à mes besoins une technique particulière ; la technique de l'arc intermittent, qui donnait des résultats beaucoup plus réguliers qu'un arc continu.
     L'arc continu à l'inconvénient de fondre rapidement les pièces, donc la flamme de l'arc se déplace, son image quitte la fente du spectrographe, et on n'obtient pas des résultats réguliers.
     Avec l'arc intermittent, la fusion des pièces reste très localisée, la flamme se reproduit toujours au même endroit, et les résultats sont incomparablement plus réguliers.
     Avec un petit moteur électrique, j'ai fabriqué un dispositif qui mettait en contact, puis éloignait les deux copeaux de cuivre.

     L'examen spectroscopique fut quelques fois étendu à d'autres composants des lampes, notamment pour estimer la pureté du nickel ou du tungstène utilisés pour les filaments. Il me permit aussi de faire de l'espionnage industriel, si j'ose dire.
     En effet, les autorités du département lampes avaient remarqué qu'une lampe concurrente ( fabriquée par Philips, je crois ) avait, sur un point particulier, des performances légèrement supérieures aux nôtres. Et ils ne s'expliquaient pas pourquoi. On m'a donc apporté une de ces lampes qu'on avait ouverte pour en examiner l'anatomie. Et je fis une analyse spectrographique de tous les composants. Sur les spectrogrammes relatifs à une des grilles, de contrôle ou d'écran je ne me souviens plus, je repérai une raie inconnue.
     La comparaison à un spectre du fer pur, spectre qui donne un nombre considérable de raies, dont des atlas donnent les longueurs d'ondes respectives, m'apprit que cette raie appartenait au spectre du Zirconium. La présence de cet élément fut confirmée par l'observation de quelques autres raies moins visibles.
     Pour en terminer avec la spectrographie, j'ai eu envie d'examiner certains spectres d'étincelles, l'étincelle pouvant révéler certaines impuretés moins visibles dans l'arc. Pour cela, je me rendis, avec autorisation bien entendu, dans les réserves où l'on avait accumulé les choses dont on ne se servait plus. De là, nous avions déjà exhumé le spectrographe Féry. Et j'y trouvai tout ce qu'il me fallait, moyennant pas mal de bricolage : des transformateurs haute tension, des condensateurs, une magnifique self en spirale de ruban de cuivre destinée à une certaine race périmée d'émetteurs d'aviation.
     Dans ce capharnaüm, il y avait même un alternateur haute fréquence Latour Bethenod, vestige de l'époque révolue bien qu'alors très proche où l'on comptait sur la diffraction des ondes hertziennes pour contourner le globe terrestre. Ce qui conduisait à utiliser des ondes très longues. Ces fréquences pouvaient être engendrées directement par des alternateurs.
Cette grosse et belle machine était en vente pour un franc symbolique. Mais je ne l'ai pas achetée !

               Examens métallographiques.
     Pour le cuivre, l'examen spectrographique était systématiquement complété par un examen métallographique, la spectrographie ne donnant aucun renseignement sur l'oxydule. Pour cela, il fallait polir la surface de l'échantillon. Et pour le polir, il fallait pouvoir le tenir. Les petits échantillons étaient inclus dans de la Bakélite, grâce à une petite presse à chaud, qui avait été exécutée selon mes dessins par le service mécanique.
     Le cylindre de Bakélite ainsi obtenu était meulé, puis poli sur un touret qui portait d'un côté une meule, et de l'autre côté des disques en feutre que l'on arrosait d'une suspension d'alumine. On pouvait ainsi obtenir une surface parfaitement polie et bien plane que l'on examinait au microscope métallographique. C'est un microscope particulier permettant d'éclairer l'échantillon opaque au travers de l'objectif lui-même.
     L'examen des échantillons de cuivre permettait de déceler les inclusions d'oxydule. Tant qu'elles n'étaient pas nombreuses et surtout qu'elles restaient bien isolées, l'échantillon était accepté
     Cela se gâtait si les inclusions d'oxydule se rapprochaient au point de former des chaînes. En effet, ces chaînes étaient une amorce de fissure lorsque, au cours des traitements ultérieurs, l'oxydule serait réduit par l'hydrogène dans lequel on recuirait la lampe.
     J'utilisai aussi ( beaucoup plus tard ) une autre méthode de polissage qui était un polissage électrolytique, applicable exclusivement au cuivre ; procédé assez curieux qui se passait dans une solution concentrée d'acide phosphorique, et qui était moins fastidieux que le polissage manuel sur feutre et alumine, mais qui donnait aussi des surfaces moins planes. Néanmoins il s'adaptait assez bien à la détection de l'oxydule.

     Toujours sans respecter l'ordre chronologique, une autre application des examens métallographiques, malheureusement destructive, était de contrôler la profondeur de carburation des filaments en tungstène thorié carburé. Cette carburation se faisait en portant le filament à l'incandescence, dans un courant d'hydrogène entraînant des vapeurs de benzène. Le benzène se décomposait au contact du filament incandescent, et, une partie de son carbone s'alliait au tungstène formant du carbure de tungstène qui pénétrait à une certaine profondeur dans le filament. Il ne fallait pas aller trop profond car alors le filament était trop cassant, et il fallait toutefois qu'il y en ait une certaine épaisseur. Alors on réglait cela en sacrifiant des filaments expérimentaux, et en notant soigneusement les conditions de la carburation.
     On recherchait aussi parfois des pailles dans des tiges suspectes, par prélèvement dans un lot.

     Revenons maintenant à mes débuts où je vis également beaucoup de choses fascinantes.

               Fabrication des lampes.
     D'abord, j'appris, dans le détail, comment on fabriquait les lampes. Je parle ici des lampes d'émission à anode interne et enveloppe de verre.
     Il fallait d'abord les fabriquer mécaniquement.

               Construction.
     J'ai déjà parlé des pieds de lampes qui rassemblaient les tiges formant entrée et sortie de courant, et parfois d'autres tiges, non traversantes, servant simplement de support. Sur toutes ces tiges, maintenues en outre par les entretoises mica ou céramique dont j'ai déjà parlé, on édifiait ensuite la structure même de la lampe. Presque toujours, la sortie d'anode était, non dans le pied, mais au sommet du ballon, pour permettre des tensions élevées, puis, après l'apparition des tétrodes et pentodes, pour pouvoir découpler le circuit plaque du circuit grille par un blindage.
     A partir d'une certaine puissance, les lampes d'émission étaient à chauffage direct, le filament étant généralement en tungstène pur, ou en tungstène thorié carburé dont je viens de parler. Les filaments de tungstène pur travaillaient à une température très élevée, au blanc éblouissant, comme les vieilles lampes de réception TM ; les filaments de tungstène thorié carburé travaillaient à une température sensiblement moins élevée, mais quand même à l'orangé bien clair.
     Les cathodes à oxydes, travaillant seulement au rouge, beaucoup moins gourmandes en puissance de chauffage mais plus sensibles aux contaminations et plus fragiles vis à vis du bombardement par les ions positifs, étaient d'abord réservées aux lampes de faible puissance à chauffage indirect, comme la P17, version européenne de la 807 américaine. Il y eut aussi des lampes à chauffage direct à filament de nickel recouvert d'oxydes. Ce type de lampes s'enhardit peu à peu vers des puissances plus élevées, jusqu'à atteindre ( beaucoup plus tard ) le kilowatt avec la P1000.
     La cathode des lampes à chauffage indirect était constituée d'un tube de nickel, de section circulaire, parfois aplatie, voire rectangulaire pour les plus grosses.
     Le filament de chauffage, en tungstène, replié en épingle à cheveux ou spiralé, était isolé de la cathode dans laquelle on le glissait par un tube d'alumine ou par un revêtement de cette substance appliqué par trempage ou au pistolet, revêtement qui durcissait lors d'une cuisson préalable.
     Le revêtement d'oxydes sur les cathodes ou les filaments était obtenu en pulvérisant au pistolet une suspension d'un mélange de carbonates alcalino-terreux dans de l'acétate d'amyle (important constituant du dissolvant pour vernis à ongles ) additionné de collodion. L'épaisseur, la régularité et le grain de la couche dépendaient beaucoup de l'habileté de celui ou celle qui tenait le pistolet. Les carbonates se décomposaient lors du pompage, laissant sur place les oxydes émissifs.
     Les grilles étaient en fil de nickel ou en fil de tantale, bobinées par de jolies machines sur des cages rectangulaires ou cylindriques en tiges de molybdène. Et les plaques étaient très souvent en nickel, fréquemment noirci pour favoriser le rayonnement. Quelquefois, les plaques étaient en tantale. Il y avait même des lampes avec des anodes en graphite.

               Hydrogène
     Tous les métaux entrant dans la constitution des lampes étaient préalablement recuits au rouge sous hydrogène, dans des fours parcourus par un courant d'hydrogène, de manière à enlever toute trace d'oxyde qui pourrait se décomposer par la suite. L'hydrogène pénétrait bien dans le métal, mais, grâce à la petitesse de ses molécules, il s'en expulsait assez facilement ensuite au pompage.
     Les filaments, eux, étaient flashés sous hydrogène dans des cloches que l'on descendait sur le filament, ou le groupe de filaments, à traiter. On remplissait d'hydrogène en prenant bien soin qu'il ne reste pas d'air. Et, on portait les filaments à température voulue dans cette atmosphère d'hydrogène.
     Je dois dire que je n'ai jamais vu d'accident sérieux malgré la manipulation constante d'énormes quantités d'hydrogène. L'hydrogène, quatorze fois et demi plus léger que l'air, monte immédiatement dans les hauteurs et s'évacue par les orifices d'aération. Il y a très peu de danger à manipuler de l'hydrogène quand on fait tant soit peu attention. Il suffisait, quand on remplissait un four d'hydrogène, de coiffer le tube de sortie avec un tube à essai renversé. On l'éloignait ensuite, et on l'approchait d'une flamme. Si ça claquait, c'est qu'il y avait encore de l'air. Si ça brûlait, c'est qu'il n'y avait plus d'air, et on pouvait, à ce moment là, allumer la flamme à la sortie du four.
     Quant aux cloches, c'était beaucoup plus simple. Il suffisait de mettre la main dedans, et on sentait très bien le niveau de l'hydrogène descendre dans la cloche, parce que l'hydrogène est beaucoup plus conducteur de la chaleur que l'air. On sentait très bien le frais, comme si on avait plongé sa main dans de l'eau, mais à l'envers. Là, le frais était au dessus, et l'air ambiant, qui semblait plus chaud, était en dessous.

               Soudure èlectrique.
     Tous les assemblages étaient fait par soudure électrique par points. C'est la seule soudure qui convenait. Evidemment, il n'était pas question de souder à l'étain ou autre... Il y avait un grand nombre de machines à souder par points. Elles avaient la forme d'un forte pince commandée par une pédale. Les " mandibules " de la pince se terminaient par deux électrodes en cuivre, de tailles et de formes variées, suivant les pièces qu'on devait assembler. L'ouvrière disposait les pièces à souder sur l'électrode inférieure, et, à l'aide de la pédale, elle abaissait l'électrode supérieure. En arrivant en fin de course, la pédale déclenchait une impulsion électrique, d'une intensité suffisante pour souder ensemble les métaux qu'on assemblait, généralement du nickel sur lui-même ou sur du molybdène ou du tantale.
     Quand la soudure se passait bien, on avait un assemblage impeccable. Quand le courant avait été insuffisant, les pièces étaient seulement un peu collées, et n'offraient pas de sécurité suffisante. Quand, au contraire, on avait réglé la machine trop haut, on pouvait faire des trous dans les pièces à assembler.
     Les impulsions électriques étaient obtenues par un relais temporisé. Mais, pour les très courtes durées, ce système était imprécis, car il pouvait laisser passer un nombre variable d'alternances, suivant le moment où il avait été déclenché par rapport à la phase du secteur. Si on laissait passer cinq ou six alternances, ce n'était pas bien grave, mais si on voulait une soudure plus brève, ce n'était pas toujours bien reproductible.
     Beaucoup plus tard, ayant eu à faire des soudures très précises, j'ai imaginé un système équipé, non pas de relais, mais d'un thyratron, qui permettait de laisser passer un nombre exact d'alternances, au besoin une fraction déterminée d'une alternance. Mais ce prototype resta dans mon laboratoire et ne fut pas développé.

               Fermeture.
     Une fois la mécanique de la lampe correctement assemblée et dûment vérifiée, le rôle revenait alors aux verriers, qui formaient une corporation très soudée et très puissante, car leur spécialité en faisait des gens difficiles à remplacer. Les verriers étaient déjà intervenus au moment de la fabrication du pied, nous l'avons dit.
     Pour enclore, on descendait sur la lampe un ballon. On faisait tourner l'ensemble, et le verrier, à l'aide d'un chalumeau, soudait le bord évasé du pied sur la jupe du ballon. Il fallait un certain tour de main, car il fallait éviter que la flamme du chalumeau ne pénètre dans le ballon. Il soudait aussi, s'il y avait lieu, la sortie d'anode dans une tubulure au sommet de l'ampoule.

               Pompage
     Une fois la lampe fermée, il fallait y faire le vide. Dans ce but , elle était munie d'un queusot, tubulure débouchant généralement dans le pied ( comme dans nos ampoules d'éclairage actuelles ) que le verrier soudait sur la rampe d'un bâti de pompage.
     Chaque bâti de pompage comportait d'abord une pompe mécanique à palettes tournant dans l'huile, qui permettait de descendre le vide à une fraction de millimètre de mercure. Mais c'était loin d'être suffisant comme profondeur de vide pour les lampes.
     Derrière cette pompe à palette, il y avait une pompe à diffusion à vapeur de mercure, reliée à la rampe de pompage par l'intermédiaire d'un piège à air liquide, indispensable pour arrêter la vapeur de mercure. La pompe à diffusion descendait le vide au-delà du vide noir, c'est-à-dire quand la décharge électrique ne passe plus dans les récipients ainsi vidés. Aussi était-ce avant l'amorçage de la pompe à diffusion que l'on procédait à une première recherche des fuites à l'aide de petites bobines de Ruhmkorff fonctionnant sur le secteur, dont on réunissait les sorties, d'une part à des électrodes de la lampe, et d'autre part à un petit pinceau métallique, muni d'un manche isolant, que l'on promenait sur les endroits critiques, c'est-à-dire la soudure du pied sur le bord du ballon, et puis la soudure du queusot sur la rampe de pompage. Car c'étaient les points où il y avait le plus de chance d'avoir une fuite décelable.
     S'il n'y avait pas de fuite, toute l'ampoule se remplissait d'un effluve bleu-violet, mais il n'y avait rien de particulier lorsqu'on promenait le petite balai. Si, au contraire, il y avait une fuite, une étincelle passait par la micro fissure, et une étoile brillante apparaissait.
     Quand on décelait une fuite, cela nécessitait à nouveau l'intervention du verrier pour réparer ce manque d'étanchéité. Ensuite, la pompe à vapeur de mercure faisait le vide noir.
     A partir de ce moment , on surveillait le vide à l'aide de jauges à ionisation. C'étaient des lampes d'émission de faible puissance du type E4, qui étaient simplement de grosses lampes TM, avec, par contre, la sortie de la grille et la sortie de la plaque sur des cornes, sur le dôme de l'ampoule sphérique. Et le queusot n'était pas destiné à la fermeture. C'était un tube large que l'on raccordait à la rampe de pompage.
Le principe des jauges à ionisation était le suivant : On portait le filament à l'incandescence. On appliquait une tension positive sur la grille, et une tension négative sur la plaque. La tension positive sur la grille provoquait un flux d'électrons qui, au cours de leur trajet, percutaient les molécules de gaz. Le choc créait des ions négatifs et des ions positifs. Les ions négatifs suivaient le sort des électrons, mais les ions positifs, repoussés par la grille, positive cette fois, étaient captés par la plaque négative. Un micro ampèremètre, intercalé dans le circuit plaque, donnait un courant à l'aide duquel on pouvait repérer le degré de vide atteint.
     Si l'on ne pouvait pas atteindre un vide satisfaisant, c'est que, malgré la recherche préliminaire des fuites possibles à l'aide de l'étincelle, une fuite subsistait. Elle pouvait, soit avoir été trop petite pour que l'étincelle passe au travers, soit se trouver trop proche d'un des passages. Dans ce cas, l'étincelle sautait tout de suite sur l'électrode métallique, et ne pouvait pas déceler la fuite .
     Alors, on recherchait les fuites en badigeonnant précautionneusement l'ampoule avec de l'alcool à 90°, petit à petit, faisant le tour de tous les endroits critiques. Il pouvait arriver que l'on ait la chance de voir le vide s'améliorer, puis devenir ensuite plus mauvais. On avait trouvé l'endroit vicieux. L'alcool commençait par boucher la fuite, et ensuite, les molécules d'alcool, pénétrant dans le ballon, cassaient la perfection du vide encore plus qu'avant. Et là, suivant les cas, c'était réparable ou non réparable.
     La mesure du vide se poursuivait tout au long du pompage.

               Etuvage et dégazage
     Celui-ci commençait par un étuvage. On pompait plusieurs lampes à la fois, sauf les très grosses. On descendait sur la rampe de pompage une étuve, à l'intérieur de laquelle il y avait du fil résistant, que l'on portait au rouge, de manière à obtenir, dans l'enceinte de cette étuve, une température, inférieure évidemment à la température de ramollissement du verre utilisé, mais néanmoins la plus élevée possible, de manière à désabsorber les molécules d'air, d'hydrogène, et de vapeur d'eau, fixées sur les paroi de l'ampoule, et aussi sur les électrodes métalliques de la lampe.
     Une fois l'étuvage terminé, on allait plus loin. On allumait le filament et on portait à l'incandescence les grilles par bombardement électronique. Les autres masses métalliques, en particulier l'anode, qui était le poids principal de métal dans la lampe, étaient dégazées au moyen de ce qu'on appelait un four H.F.
     C'était un générateur haute fréquence, utilisant des lampes d'émission, de notre fabrication bien entendu, en auto-oscillatrices, vers 500 kilohertz. Le courant haute fréquence ainsi produit passait dans une bobine en tube de cuivre que l'on descendait autour de la lampe en pompage. Ainsi, on pouvait porter à l'incandescence la plaque, et quelquefois, d'autres parties métalliques, par exemple des socles d'écran.      Tout ce qui permettait au courant induit d'effectuer une trajectoire fermée sur elle-même, était ainsi chauffé par induction.

     Un bruit assourdissant régnait dans les salles de pompage. Pour bien dégazer la lampe, on portait l'anode et les diverses grilles à des températures très supérieures à celles qu'elles auraient en fonctionnement, et cette masse incandescente, au milieu du ballon, pouvait ramollir celui-ci et provoquer son effondrement. Pour l'éviter , pendant ces phases, on soufflait de l'air comprimé sur les ballons des lampes, et cela créait un bruit vraiment assourdissant.
     Il est à noter que ceux qui travaillaient habituellement dans cette ambiance, n'y prêtaient plus vraiment attention, et conversaient tranquillement entre eux. Moi, je n'entendais strictement rien à ce qu'ils pouvaient dire.

                    Le Getter
     Une dernière opération clôturait le pompage dans le cas de cathodes ou filaments à oxydes : le flash du getter.
     J'ai mentionné à plusieurs reprises ce dépôt brillant qui apparut sur les ampoules des lampes à faible consommation. Leur filament fragile ne pouvant assurer un dégazage correct par bombardement électronique et étant, de surcroît, plus exigeant sur la qualité du vide, on imagina de vaporiser dans l'ampoule un métal dont la vapeur se combinerait avec les résidus gazeux. Le dépôt très actif sur les parois de l'ampoule absorbait ensuite les molécules libérées par les électrodes au cours du fonctionnement. Cette vaporisation jouait même un rôle essentiel dans le fonctionnement de la lampe pour les lampes à l'azoture de Baryum, mentionnées précédemment.
     Par la suite, le rôle du getter se restreignit à l'amélioration et à la conservation du vide ; toutes les lampes à cathode à oxydes, à chauffage direct ou indirect, en furent pourvues. Le mélange à vaporiser ( métaux alcalino-terreux et éventuellement alcalins ) était conditionné sous diverses encapsulations le protégeant de l'humidité et du gaz carbonique jusqu'au moment de sa vaporisation, provoquée en portant au rouge, par induction, la structure métallique qui le portait . Cette structure était disposée en sorte que le dégazage de l'anode au four HF ne vaporise pas le getter.

     Une fois le vide satisfaisant atteint et après l'éventuel flash du getter, la lampe était séparée de sa rampe de pompage, par l'intervention d'un verrier, qui venait souder, fermer sur lui même, le queusot par lequel la lampe avait été vidée. Ainsi naissaient les lampes...

               Essais.
Une fois nées, il fallait vérifier qu'elles avaient les bonnes caractéristiques. Cela se passait au service Essais, équipé de tout ce qui convenait, générateurs, voltmètres, ampèremètres, wattmètres... qui vérifiaient que la lampe correspondait bien au cahier des charges. Il fallait aussi vérifier sa tenue dans le temps. Pour cela, il y avait une grande salle consacrée aux essais de durée. Des lampes, prises au hasard, étaient mises en fonctionnement permanent, généralement dans des conditions plus dures que les conditions normales d'utilisation. Et on mesurait périodiquement les divers paramètres pour voir dans quels sens ils évoluaient.
     J'ai souvent parcouru cette salle des essais de durée. En effet, pour développer mes plaques spectrographiques ou métallographiques, il fallait que je me rende au labo photo de l'usine, situé dans une partie de cette salle, et auquel on accédait par un sas étanche à la lumière.
     Toutes ces lampes en train de briller à des températures diverses, quelquefois avec les anodes portées au rouge, et aussi les lampes à vapeur de mercure qui jetaient leurs lueurs bleues, formaient un ensemble assez spectaculaire, et j'aimais bien traverser cet endroit pour développer mes plaques photographiques.

               Autres choses intéressantes
     Pendant mes premières années à la S.F.R., je vis aussi d'autres choses fort intéressantes, notamment des essais de télévision avec tube cathodique, technique qui eut ensuite le développement que l'on sait
     Il y avait aussi une petite section qui étudiait un détecteur d'icebergs, destiné au paquebot Normandie, auquel on voulait éviter si possible la fin tragique du Titanic. Ce détecteur d'iceberg, ancêtre du radar (nous sommes en 1936-37), était basé sur l'émission d'ondes très courtes, produites par des lampes spéciales, développées pour engendrer des oscillations de Barkhausen. Ce mode spécial d'oscillation utilisait des triodes à grilles spiralées, genre lampes TM, mais cette fois, la grille portée à un potentiel positif important servait d'anode. Par contre, la plaque était portée à un potentiel négatif réglable. Les électrons, accélérés par le champ entre le filament et la grille, s'élançaient. Une partie était captée directement par la grille, mais la grande majorité dépassait la grille, et, repoussée par la plaque négative, revenait vers la grille, retraversait la grille dans l'autre sens, et recommençait les oscillations de part et d'autre de la grille, jusqu'à tomber sur celle-ci.
     Quand tous les paramètres étaient convenablement ajustés, on obtenait des oscillations de fréquence très supérieure à ce qu'on pouvait obtenir par les oscillateurs classiques. C'étaient des ondes, je pense, de quinze ou vingt centimètres de longueur d'ondes. La lampe émettait ces ondes par un petit dipôle, fixé directement sur l'ampoule, et un réflecteur focalisait ces ondes vers l'iceberg. Je ne sais plus comment était détecté le retour de l'onde, renvoyé par l'iceberg éventuel.
     Un autre petit groupe travaillait sur des magnétrons.

               Les grèves de 1936.
     Pendant ma première année dans l'industrie, eurent lieu les grandes grèves de 1936 avec occupation d'usines, etc...
     A la S.F.R., ce fut assez bon enfant. L'ambiance était plutôt celle d'une kermesse avec pique-nique, et le Directeur du département lampes, Monsieur Thibieroz avait obtenu la libre sortie de ses ingénieurs dont je faisais partie.

               Déménagement.
     En 1937, nous déménageames de notre minuscule appartement parisien pour un appartement un peu plus grand à Bécon-les-Bruyères, un quartier de Courbevoie qui avait des tendances " séparatistes " vis-à-vis de sa commune de tutelle, tendances appuyées par le fait que Bécon avait sa propre gare et sa propre église. Et, par chance, il se trouva dans le même immeuble, mais dans l'autre escalier, un appartement, également modeste, où put s'installer la maman de ma femme, ce qui fut très apprécié de ces deux femmes qui étaient très étroitement liées.
     Notre nouveau nid, au 5ème étage, avait une vue très étendue, bien agréable. Nous avions quitté Paris, pas bien loin direz-vous ; mais en ce temps Bécon était très aéré ( je ne sais ce qu'il en est aujourd'hui ).
     J'avais toujours eu ce besoin de m'éloigner des grandes villes (sans doute une orientation due à mon enfance à Angicourt et à San-Salvadour).
     Dans les premières années de notre mariage, ce besoin était partiellement satisfait par ce que nous appelions les " sacs-à-dos " : lorsque le temps le permettait, le dimanche, nous prenions le train de grand matin, munis de sacs à dos, et descendions à la petite gare de Thomery, en pleine forêt de Fontainebleau.
     Dès la sortie de la gare, nous étions dans les bois et , guidés par la carte Taride, nous entamions un circuit qui durait toute la journée, coupé des pauses nécessaires pour manger et se reposer. Nous éprouvions un sentiment de plénitude, surtout le matin, en nous trouvant seuls dans la fraîcheur de la forêt, avec le chant des oiseaux.
     Ces journées étaient quand même assez fatigantes, surtout pour mon épouse qui devait être au bureau le lundi matin de bonne heure, alors qu'à l'époque j'étais encore étudiant, avec des horaires moins stricts ; nous avons donc abandonné ces randonnées, mais le désir de nature subsistait. Il s'y ajoutait chez moi un désir de ne plus seulement regarder la nature, mais d'y faire quelque chose ; autrement dit, de jardiner.

               Un petit pied-à-terre
     Avec de l'argent " prêté " par mes parents, nous achetâmes, dans le bas de Montigny-les-Cormeilles, un petit pied-à-terre composé d'un lopin de terrain et d'une maisonnette ; celle-ci avait été construite par un maçon qui devait être fâché avec les règles, équerres et fil-à-plomb : tout était un peu de guingois, mais ,pour nous, c'était une merveille que nous entreprîmes de nettoyer et de retapisser.
     Quant au jardinet, c'était l'idéal pour quelqu'un qui " faisait sa primo-infection de jardinage " : la terre était souple, légère sans être sableuse, facile à travailler, agréable à serrer dans les mains. Je n'ai jamais retrouvé une terre pareille.
     Je me lançai donc dans le jardinage, essayant un grand nombre des plantes à fleurs que l'on pouvait obtenir de semis. Nous plantâmes quelques arbustes, dont un lilas " Lamartine " qui devint magnifique. Nous plantâmes aussi des tulipes et des iris, plantes que j'aime particulièrement, et aussi quelques rosiers et quelques plantes de rocaille.
     En période normale, je cultivai peu de légumes : quelques courgettes, courges farineuses de Hubbard, tétragones ( épinards d'été ).
     Le confort était très réduit, surtout au début : l'eau arrivait à un col de cygne au bout du jardin et la préparation des repas se faisait sur un réchaud à alcool.
     Par la suite, nous nous fîmes raccorder au gaz, qui passait dans la rue, et nous fîmes amener l'eau jusque sur l'évier de la cuisine (luxe!).
     Il n'y avait pas de tout-à-l'égout, et les eaux usées de l'évier parcouraient un chemin assez long dans une rigole, à ciel ouvert sur la plus grande partie de sa longueur, dans le sol d'une sorte de couloir situé derrière les pièces d'habitation et qui servait à ranger les outils de jardin. Ces eaux aboutissaient à un puisard qui s'engorgeait de temps en temps.
     Il n'y avait pas de salle de bains, ni même de cabinet de toilette et les WC étaient extérieurs.
     Nous nous rendions à notre pied-à-terre par le train, à partir de la gare Saint-Lazare, le week-end et pendant les vacances
Nous avions deux bicyclettes, pour les promenades dans les environs et pour faire les achats au marché.

     La TSF était évidemment quelque peu délaissée au profit des nouvelles activités. Cependant, pour équiper cette maisonnette, je construisis un poste à quelques lampes, très simple, surtout pour avoir les nouvelles, la situation internationale étant de plus en plus inquiétante.

     La capitulation de Munich amena un soulagement, accompagné d'un certain malaise. Churchill avait dit alors : " Vous avez préféré la honte à la guerre ; vous aurez à la fois la honte et la guerre ". Il parut assez vite évident qu'il avait raison.
     Lorsque la guerre éclata en septembre 1939, cela ne surprit personne.